EXTRAIT

LA MISSION

Vous serez un sujet de crainte et d’effroi pour tout animal de la terre, pour tout oiseau du ciel, pour tout ce qui se meut sur terre, et pour tous les poissons de la mer : ils sont livrés entre vos mains.

(Genèse 9, 2)

Nous étions des tueurs armés de hache et de pistolets, de mitrailleuses et de filets, portant un arsenal considérable d’outils, certains rares et sophistiqués, d’autres déjà abîmés pour avoir trop souvent frappé la chair de nos proies ; telle était notre force.

Nous étions des tueurs couverts de cuir terni par intempéries, munis de talismans incertains, de cartes géographiques périmées, estampillées par l’usure de nos doigts, brouillées par la sueur de nos aisselles ; telle était notre faiblesse.

Nous étions des tueurs de droit, mandatés pour tuer, un ordre irréfutable et divin gravé sur nos chairs nous accordant complète autorité sur le monde, en quête du cœur et de la semence de toute espèce créée depuis les commencements.

L’ordre était une brûlure inaltérable, une totale saisie de nos corps, nous faisant résister à la lassitude d’une très longue marche sur les sentes échevelées du monde.

Sous un ciel sans césure, nos pas imitaient la dérive de nos commanditaires chancelants, divinités en partance, vidant leurs demeures translucides de toute présence. Et nous gardions souvenir de leurs chants.

(CHANT : Où aller ? Qui guidera nos pas ? Quelles prairies nous donneront asile ? Quel esprit supérieur nous accordera retraite ? Car enfin, nous sommes las d’être les gardiens du monde).

Les dieux fuyaient, rongés par le doute, pour avoir trop vu l’image avilie de leurs faces gravées sur les murailles de la ville, et trop entendu les prières indignes de leur progéniture humaine souiller le pavé des temples et des bouges.

Contaminés par le doute et la déroute de nos commanditaires à l’agonie, divinités plaintives en partance vers d’impossibles paradis, nous avancions rompus aux hasards d’une marche sans saveur, ayant oublié après tant d’années le sens et la jouissance du danger.

Adoptant la forme éteinte de leurs corps divins, nous perdions la trace odorifère de leurs domaines en jachère, les sachant préoccupés par une retraite vouée à l’oubli, dans une éternité qui s’achevait.

(CHANT : Où sont nos larmes, ces crépines d’or de notre colère ? Et qui nous pleurera ? Où sont nos joies et les effluves humides de nos corps ? La terre s’assèche. Indifférents sommes devenus, qui se souviendra de nous ?).

Notre corps mis à vif par le stylet du graveur gardait mémoire de leur ordre désespéré ; la douleur de cette cicatrice insoluble, la terreur qu’elle nous inspirait organisaient nos actes meurtriers, effaçant en nous toute pitié.

Le regard effarouché d’un bouc recevant la hache sur son encolure, le rugissement du lynx secoué par un dernier spasme, et sa robe mouchetée trouée par nos balles explosives, nous faisaient oublier pour un temps la brûlure de nos corps scarifiés ; et cet oubli aux agissements de drogue activait nos massacres.

(AFFIRMATION : La douleur et son dépassement vous révéleront d’autres félicités).

Dans nos besaces de peau, nous sentions les palpitations myocardes du chat des gouttières, le grand cœur de la baleine, gainé de veinules et de membranes interstitielles, mêlé au sperme du chien lubrique et à l’ovule du Bubale, grande antilope d’Afrique.

(PRIERE : Récoltez les semailles avant qu’elles ne dépérissent privées de nos humeurs, larmes de colère suées de joie. Engrangez notre vitalité perdue, les fruits et les belles erreurs de notre jeunesse.
Mais qui viendra rénover le monde ?).

Nous avions épuisé les grands fleuves, depuis leurs sources premières, jusqu’à leurs rives océanes embourbées de marais féconds, pour récolter la laitance des dorades et des goujons, rejetant leurs corps fendus dans les bras ramifiés et ouverts des deltas.

En mer, nous avions brisé l’oursin en quête du corail génital, et traqué ces espèces animales auxquelles le cœur fait défaut pour leur fabriquer un organe de substitution.

Puis nous avions récolté ces organismes scissipares dénués de sexe, leur faisant subir un sort additif analogue, pour mieux les châtrer et arracher leurs cœurs.

(AFFIRMATION : Entre le cœur et le sexe, on peut placer un souffle et mille morts).

Les pulsions et les pulsations disparaissaient, le monde sous nos pas se défaisait, les végétaux perdaient leurs poumons de verdure et notre marche devenait minérale.

Dans la puanteur devenue usuelle de nos grands sacs brunis par le sang, grouillait toute la création noyée dans les germes glaireux de milliers d’insectes aux carapaces frappées d’un chiffre d’or et de lettres innommables.

Mais, dépositaires de tant de richesses, nous étions plus pauvres que l’ermite de la Thébaïde ou le mendiant du Gange, car il nous manquait encore l’organe et la substance de l’homme.

(ÉVOCATION : Nous avions donné à l’homme le verbe pour nous dire. Il s’est perdu dans sa propre louange).

Nous gardions souvenir du vacarme des hommes pour y avoir trempé nos membres et nos lèvres, prêtant l’oreille à toute parole ; c’était un temps de grisaille où sur les marches avilies des villes le verbe se prostituait à grande bouche dans une floraison d’évidences qu’aucune pluie ne parvenait à effacer.

Nous avions vu fuir des hordes d’êtres sans nom, leurs larmes cautionnant le désastre des nations, leurs corps de sang et de gangrène couverts traqués par des armes bien plus lourdes que les nôtres, et deviné leurs plaintes stériles s’effacer sous la masse hyperbolique des commentaires avisés.

Nous avions entendu toutes ces paroles asservies à l’intolérable, disséquant le viol et le rapt, la famine et l’exode, vantant le ciel étoilé des guerres chirurgicales, et nos oreilles grésillaient encore sous l’impact des ondes satellites enserrant le monde de leurs bras de pieuvre.

(SUPPLIQUE : Dieux qui viendriez après nous, enseignez le silence comme préalable au verbe).

Loin des dieux, dans un silence absolu, nous traversions des contrées vidées de leurs âmes, des roches esseulées écorchaient nos pieds dénudés sans que la moindre goutte de sang ne vienne teinter le basalte de notre route.

Nous recherchions l’homme, mais redoutions notre semblable ; l’hésitation était devenue notre tourment, les villages notre hantise, les villes notre frayeur, et redoutant la fin de notre mission dans un monde devenu inodore, l’odeur de l’homme nous évoquait le cauchemar.

(CHANT : Nous avons trop dit et l’homme nous a imités. La parole est devenue son fardeau. Arrachez-lui la langue.
Nous avons dit et l’homme a trop parlé, sa voix nous empêche de dormir. Ôtez-lui la parole).

Nous n’étions plus des hommes mais des tueurs marchant dans la crainte de l’homme et de ses ruses, lorsque la ville vint à nous immémoriale et légendaire, avec ses paysages obstrués de bitume et de métal, verticale et sans souffle, figée dans sa masse.

Elle vint à nous comme un corps vient à la mort, autoritaire et immense, interdisant la percée du regard vers l’horizon et sa fuite, agitant les effluves de la peur, odeur rivalisant avec celle de la mort et remportant sur elle toute victoire.

Nous l’avions fuie, mais c’est elle qui venait à nous, inconnue et déserte, prédatrice, grand corps vidé de ses corps, car en elle régnait le vide ; loin des dieux, l’homme avait disparu.

(AVEU : Nous avons accordé à l’homme l’étincelle divine. Comment pourra-t-il vivre sans nous ?
Et qui prendra soin de notre amour ?).

Nous étions des tueurs armés de haches et de talismans incertains, invincibles par décret divin, mais impuissants, car notre dernière proie n’était plus, ayant déserté le dallage des routes, la fraîcheur des alcôves, livrant le monde à sa nudité première.

Seules nos ombres jetées contre les murailles peuplaient le vide ; nous frappions ces ombres déjà brisées par l’angle des façades et le retrait des chambranles, mais ces brisures de nos chairs, tout comme nous, fuyaient, refusant toute nouvelle brisure de la chair.

Nous parcourûmes des villes aussi rêches que notre détresse, aussi vides que nos yeux, aussi creuses que notre tristesse face à l’échec, et maussades comme notre vanité rejetée parmi les déjections et les rats morts des égouts.

Sur les tours, les derniers vautours guettaient l’horizon et mouraient de faim faute de charogne livrée à leurs becs anémiés ; impuissants ils tombaient à nos pieds et nous dédaignions leurs agonies interminables et solitaires.

La netteté de la mort était totale, sa perfection chirurgicale, et nos souffles agitaient à peine les dernières feuilles des derniers arbres de notre dernier automne.

(REMORDS : Nous avons créé l’homme à notre image.
Sans nous que sera sa vie ?
Quel paradis lui donnera refuge ?
Sans lui que sera notre songe ?
Quelle aube nous offrira résurrection ?).

Abandonnés, et nous avions honte de cet abandon, honte aussi de nos regards arrêtés, nous sombrions dans un silence impensable ; nous voulions l’étendue, elle nous était refusée, nous voulions courir, nos jambes nous trahissaient.

Aucun ange, aucun animal ne vint à notre secours, nous devenions opaques tels ces insignes illisibles, tracés sur les murs de la ville.

Et nous étions seuls.

Et nous étions démunis.

Extrait du texte : « Le Pas de l’Homme »
Éditions L’Entretemps