EXTRAIT

Laïos, Séquence 9 (dialogue Créon/Laïos). Créon, Laïos, Coryphée, Jocaste, Niobé

Créon
Citoyens, mes sœurs me demandent.
Pourquoi ces chants, pourquoi ces pleurs ?
Quelle terreur nouvelle s’abat sur nous ?

Coryphée
Laïos veut exiler Jocaste et Niobé.

Créon
Pour quel motif ?

Coryphée
Le roi les accuse de sorcellerie contre sa personne et contre la cité.

Créon
Moi vivant,
Jamais mes sœurs ne quitteront cette ville.
Je suis le rempart de leur faiblesse.
Un frère a le devoir de protéger sa famille.

Coryphée
Vois cela avec Laïos,
Le voici qui vient.

Entre Laïos. Jocaste et Niobé sortent.

Laïos
Créon, tu es là parce que tu sais.
Avant même que tu ne prennes parole,
Apprends que mes décisions sont irrévocables.

Créon
Tu condamnes mes sœurs,
Quel est leur crime ?

Laïos
Elles empestent la ville.

Créon
As-tu une preuve ?

Laïos
Sur les remparts de Thèbes, tu verras un monstre ailé.
Des ossements gisent à ses pieds.
Pour le malheur de la cité, ce prodige mortifère, en rêve, ta sœur l’a engendré.

Créon
Laïos, le trouble te fait délirer.
Aucun rêve n’a pouvoir sur la réalité.

Laïos
Jocaste a des pouvoirs que tu méconnais.

Créon
Tu parles un langage que je ne comprends pas.

Laïos
Quelle langue comprends-tu ?

Créon
Celle des faits. Celle des actes.

Laïos
Cette ville est souillée.

Créon
J’en conviens.

Laïos
Saurais-tu me dire pourquoi ?

Créon
Je ne suis pas devin.
Mais je sais que toi, Laïos,
Tu n’as pas les mains pures.
Te souviens-tu de Chrysippos ?

Laïos
Oses-tu penser le contraire ?

Créon
Alors je relaterai des faits connus.
Lorsque tu étais à Pise,
Tu avais comme hôte Pélops.
T’en souviens-tu ?

Laïos
Comment l’aurais-je oublié ?

Créon
Chrysippos était le fils de Pélops.
Tu en as fait ton ami et ton amant,
Tu l’as mené dans ta couche.

Laïos
Et je l’ai aimé.
Plus haut que mon âme
Plus fort que ma vie.
Je lui ai appris le métier de l’homme,
L’art de combattre et celui de conduire les chars.
Et le jeune homme amoureux m’a suivi à Thèbes.
Il devint mon compagnon.

Créon
Tu as trahi les lois de l’hospitalité.
Pélops t’offrait l’asile et le réconfort.
Comme récompense tu lui as dérobé son fils.
Quelle belle réponse au geste de l’amitié.

Laïos
Depuis longtemps Pélops a pardonné l’offense.
Il a reconnu la puissance infaillible d’un amour inextinguible.
Fais-en de même.

Créon
Comment est-ce possible ?
Tu veux que je croie en ton innocence
Alors que le jeune homme est mort ?

Laïos
Que veux-tu dire ?
J’ai offert à Chrysippos le bonheur et l’amitié.

Créon
Vraiment ? Personne ne peut te croire.
C’est dans ton palais que Chrysippos s’est suicidé.
Ton amour l’a conduit au désespoir.
Voilà ce que je sais.
Tes mains ne sont pas tachées de sang, mais ton âme est impure. Tes étreintes ont mené ce jeune homme aux Enfers.
Tu es coupable d’un double crime, et tu règnes sur cette ville.
Ta souillure rejaillit sur la cité, plus fort que celle de n’importe quel autre mortel.
Un roi se doit d’être pur.
Laïos, on gouverne mal si l’on n’a pas le cœur tranquille.
Chacun le sait.
Les effluves de nos crimes se convulsent, et prennent racines pour générer des fleurs mortifères.
À crime royal, prodige insensé. La Sphinge qui nous assiège est faite de la matière même de tes méfaits.
Tes désordres, parce que tu es roi, s’abattent sur nous. Avoue tes fautes. Agenouille-toi et sauve la cité.
Abdique, fais pénitence, et le monstre disloqué ira se perdre dans le vent et les nuées éphémères du couchant.
Ta lâcheté rejette ton erreur sur mes sœurs, sur celle qui partage ta couche immonde.
Seul ton courage et ton abnégation sauront effacer le mal. Arrête tes injures et accepte le repentir.
Un roi doit savoir donner l’exemple. Avoue tes fautes, cesse de mentir.
Tu sortiras grandi de l’épreuve.

Laïos
Dieux du ciel, vous êtes témoin de mes silences. J’ai écouté cet homme sans frémir. Je ne l’ai pas attaqué.
Dieux donnez-moi le calme qui sied à un homme que le destin a rendu malheureux.
Créon, je n’ai pas à me justifier face à toi. Mais parce que tu es du sang de mon épouse, je te conterai la vérité. Tu as parlé, maintenant écoute.
J’ai connu l’exil, la pire infamie. Lorsque j’étais loin de ma patrie, Pélops sut m’accorder refuge.
Son palais était vaste, ses épouses et toute son engeance, cinquante fils et filles, y vivaient.
La première femme de Pélops, Hippodamie, y imposait ses prérogatives.
Cette femme jalouse, cette femme avide, craignait que Chrysippos, né d’un autre lit, obtienne le trône, du fait de sa beauté.
Sa haine poursuivit Chrysippos jusqu’à Thèbes.
Et c’est là, dans ma demeure, dans mon lit, qu’elle commit son horrible infamie.
C’était la nuit, nous dormions, lui et moi dans un grand lit de soie.
Il était dans mes bras. Je possédais le bonheur du monde.
Le sommeil vint, plein de délices mais trompeur.
Un cri dans la nuit.
Je sursautais.
Une ombre féminine fuyait.
Sur mon buste, le sang de Chrysippos coulait.
Son flanc était ouvert.
Une épée jaillissait de son corps. Je me jetais sur lui. Je dégageais l’arme.
Je l’embrassais. En vain. Sa vie s’en allait.
Son souffle contre le mien s’épuisait.
« Hippodamie, Hippodamie », criait-il essoufflé.
À l’aube, son corps translucide était une statue entre mes bras épuisés.
La pâleur de la mort accentuait sa beauté.
Depuis je suis un homme solitaire.
Le trône et la gloire sont mes attributs. J’y reste insensible. J’accomplis mon devoir. Seule, cette cité dont j’ai la charge occupe mon esprit.
Va ton chemin, Créon. Tu ne connais pas les mystères de la vie.
À tort j’ai satisfait les désirs de ta sœur. J’ai contrefait les ordres de l’oracle.
La punition est à nos portes. Seul je saurai la combattre.

Créon
Tu te dois d’aimer ma sœur.
Et non point les jeunes gens.

Laïos
Tu ne connais pas les charmes de l’amour,
Ni leur puissance réveillant la lumière et le jour dans le cœur et l’esprit de l’homme,
Ni cette force qui nous fait accéder à la beauté du monde.
Tu me reproches d’avoir aimé Chrysippos.
Même Zeus, le terrible, a mené dans sa couche l’échanson des dieux, le très beau Ganymède.

Créon
La démence te guette.
Tu oses te comparer aux dieux.
C’est bien là un crime à ta mesure.

Laïos
Je suis roi et j’ose m’élever.

Créon
Qui se compare aux dieux
Tombe au rang de la bête.
Tu es le monstre qui nous condamne.
Ton orgueil te fait le complice de la Sphinge.
Ta solitude est intense, ton désespoir grand.

Laïos
Tout roi est solitaire.
Le désespoir me donne force.
Car je ne crains pas la mort.
J’ai déjà perdu une part de mon être.

Créon
Ceci te rend inhumain.

Laïos
Telle est la loi du destin.
Tu es jeune, profite de l’éclat du soleil.
Garde-toi de te mêler des affaires qui te dépassent.

Créon
Je n’abandonnerai pas mes sœurs.

Laïos
Alors pars avec elles.
Partez tous, et soyez heureux.
Loin de vous, seul, je vivrai en paix.

Coryphée
Laïos, pèse tes mots, l’exil est bien la pire calamité.
Quel homme peut-il accepter de vivre loin de sa cité,
Loin des odeurs de son enfance, loin du ciel de sa naissance
Et perdre la trace même de sa vie ?
Laïos, ta solitude fait pitié. Tu prends pour une dignité ce qui ruine ton âme.

Laïos
De quel droit me fais-tu la leçon ?

Coryphée
Vous vous perdez en vaines querelles.
Tes amours sont une histoire ancienne.
À présent, un monstre nous assiège.
Unis, vous saurez le vaincre.
Seuls, vous succomberez.

Laïos
Je tiens à mon privilège.
Je suis le bras et le fer.

Coryphée
Mais tu n’es pas le verbe !
Aucune arme n’atteint la Sphinge.
Les flèches rebondissent sur son corps multiple.
Ni la faux ni la hache n’arrivent à l’achever.
Sa face de femme, son vol d’aigle,
Sa stature de lion et le fouet de sa queue,
Ne sont rien auprès de la force de son langage.
Nu, absolument nu, tu dois la combattre.
Saurais-tu le faire ?
Saurais-tu lui parler ?
Les armes qui te donnent force et pouvoir
Sont bien légères face à ses énigmes.
Je te donne un conseil :
Recherche la force chez le faible.

Laïos
Alors fais venir Tirésias.
Aveugle, il est misérable.
Mais son destin lié à Thèbes
Lui fait connaître l’avenir.
Lui seul saura me guider.

Coryphée
Tu promets donc d’attendre son verdict
Avant de commettre un acte insensé ?

Laïos
Cela suffit,
Je n’ai qu’une seule parole.
Faites-le venir.

© Farid Paya